Le wu wei
Wu wei est un terme chinois qui signifie « non-action », « non-faire ». Wei veut dire « faire » et wu est un adverbe de négation. Le wu wei est une pratique taoïste qui me fascine depuis longtemps. J’avais acheté le livre d’Alan Watts, Tao : The Watercourse Way, en décembre 1984, à Wellington, en Nouvelle-Zélande. C’est le dernier livre d’Alan Watts, il est inachevé et a été publié après sa mort en 1973. Il y a, dans ce livre, un chapitre entier sur le wu wei. J’aime beaucoup ce livre parce qu’il contient des calligraphies de tous les mots-clés chinois et d’un grand nombre de citations de maîtres taoïstes. À l’époque, j’étudiais le chinois et la calligraphie.
L’idée du wu wei est assez subtile, car elle ne signifie pas simplement ne rien faire, mais définit plutôt une façon appropriée de faire. Elle nous explique ce qu’il est judicieux de faire et de ne pas faire. La phrase-clé du wu wei se trouve dans le Dao de jing de Lao Tseu : « Le Tao ne fait rien, et pourtant rien n’est laissé inachevé. » Cette constatation vient de la simple observation de la nature : les rivières s’écoulent dans la mer, les arbres poussent, les enfants grandissent, le soleil se lève, la pluie tombe… Tout l’univers fonctionne parfaitement, dans sa complexité et dans ses moindres détails, sans que personne ne fasse quoi que ce soit. Seul l’homme s’adonne à de nombreuses activités de sa propre initiative et crée ainsi, pour lui-même, pour autrui et pour son environnement, toute la gamme de problèmes, de tracas et de conflits qui ont conduit notre monde à la triste et dramatique situation actuelle.
Il y a deux mille cinq cents ans, Lao Tseu conseillait à ses semblables de pratiquer le wu wei, mais bien peu l’ont entendu. Il est clair que l’obsession du faire atteint, aujourd’hui, des proportions alarmantes ; et rares sont ceux qui arrivent à y échapper. Dès leur plus jeune âge, nous poussons les enfants à étudier à outrance et à participer à toutes sortes d’activités parascolaires. À peine leurs études terminées, ils se hâtent de trouver un travail auquel ils consacrent la majorité de leur temps et de leur énergie ; et tous leurs moments de liberté sont dédiés à d’autres occupations. Le chômage est un fléau et la nonchalance est très mal vue. Même après la retraite, les personnes âgées trouvent toutes sortes d’activités pour s’occuper jusqu'à leur mort, ou jusqu'à ce qu’elles se trouvent immobilisées sur un lit d’hôpital.
La société de consommation a créé des quantités de besoins et de désirs superflus que les gens ne peuvent satisfaire qu’en travaillant pour gagner l’argent nécessaire, entretenant du même coup toute une caste de bureaucrates et d’hommes politiques qui se chargent de contrôler la vie des gens et d’établir des lois pour réglementer leur travail. Nous vivons ainsi dans une profusion de paperasses et de biens de consommation de toutes sortes – depuis les souvenirs de mauvais goût jusqu'aux missiles nucléaires – qui polluent notre environnement et dépouillent la terre de ses ressources naturelles.
L’idée du wu wei est bien loin de l’activité fébrile et stressée de la société moderne. Elle est proche, par contre, du mode de vie des tribus primitives, aujourd’hui en voie de disparition. Elles menaient une existence en harmonie avec l’environnement et leurs activités se limitaient au nécessaire : cueillette, chasse, construction de huttes, fabrication d’outils et d’instruments pour la vie quotidienne, éducation des enfants, cérémonies religieuses pour s’attirer les faveurs des esprits du lieu… Ces différents tâches étaient réparties équitablement entre tous les membres de la communauté, selon les capacités de chacun. Le reste du temps était consacré au repos, à la contemplation de la nature, et au simple fait de vivre dans la paix intérieure et l’harmonie universelle. Ces hommes primitifs pratiquaient parfaitement le wu wei, ils étaient libres et indépendants, ils suivaient les lois de la nature et du Tao, et non celles imposées par d’autres hommes.
Un bon exemple de wu wei est celui du chat, qui passe de longues heures à dormir ou somnoler et ne se lève que lorsqu’il a besoin d’exercice, ou que la faim le pousse à aller chasser une souris. Comme l’homme supérieur qui pratique le wu wei, le chat suit, pour agir, les appels de ses besoins, de ses instincts et de ses intuitions, mais jamais les ordres et les directives d’autrui.
C’est l’eau qui constitue l’un des plus beaux exemples de wu wei. L’eau ne fait jamais aucun effort, elle utilise simplement les forces de la nature. La gravité lui permet de couler – formant de grands fleuves –, de s’infiltrer partout, de surmonter les plus gros obstacles et d’éroder les roches les plus dures. Grâce à la force des vents et marées, elle donne naissance à des vagues rugissantes qui façonnent les côtes de nos continents. Avec le froid, elle se transforme en glaciers qui brisent les montagnes et, avec la chaleur, elle s’évapore et se change en nuages aux formes variées qui se laissent pousser par le vent, avant de retomber en pluie…
Ce qu’il faut comprendre dans l’idée du wu wei, c’est que le sage n’agit que de façon naturelle et spontanée pour répondre à un besoin immédiat. Le wu wei n’est pas paresse, indifférence, négligence ou fuite. Le sage est toujours présent, attentif à son environnement et à ce qui se passe autour de lui ; mais il n’a aucune intention ni préméditation. Il n’agit pas en fonction d’expériences passées ni d’aspirations futures, et ne suit toujours que sa propre initiative. Il vit complètement dans le présent. C’est là qu’il est foncièrement différent de l’homme ordinaire.
Nous sommes conditionnés par nos expériences passées, par celles des autres, et par toute une série de lois et de croyances. Nous agissons avec préméditation pour obtenir quelque chose dans le futur, en général le pouvoir, l’argent ou le succès… et ce que nous pensons être le bonheur. Nos actions répondent aux principes du devoir, de l’obligation, de la responsabilité, de l’avidité, de la bonne conscience, de la peur de la punition et de l’espoir de la récompense. Nos actes sont conçus par le mental et la logique, au lieu de venir du cœur et de l’intuition. Ainsi le faire devient une fuite en avant continuelle, sans un moment de répit. Une fuite devant le vide que semble être la non-action ; devant la peur de reconnaître notre vraie nature et la raison profonde de notre incarnation sur cette planète ; devant la difficulté de donner un sens à notre existence et à toutes les actions qui nous semblent la justifier.
Mais la nature, l’univers, ne nous ont jamais demandé cette activité frénétique. Ils nous demandent simplement de vivre, d’être, et non de faire. Ceux qui nous demandent de faire sont les hommes au pouvoir qui utilisent notre énergie à leur profit. Et les dieux qu’ils ont mis en place pour justifier leurs exigences et leur pouvoir. Est-ce que nous désirons vraiment continuer à être les esclaves de ce pouvoir ? Y a-t-il une place pour la paix et la joie intérieures dans le stress d’un labeur imposé par autrui ? Pouvons-nous trouver le bonheur dans une vie où nos libertés essentielles sont bafouées ?
Il suffit de prendre un peu de recul et d’observer le monde pour réaliser sa folie et de son absurdité. Mais pour réellement comprendre pourquoi il est ce qu’il est, c’est à l’intérieur de nous qu’il faut regarder. Car le monde n’est que le reflet de ses habitants. Observons l’agitation et le bavardage incessants de notre propre esprit, son conditionnement à l’activité et au mouvement continuel. Toutes nos actions du corps et de la parole sont produites par une action mentale. Elles sont engendrées par notre agitation intérieure.
Pour pouvoir pratiquer le wu wei dans le monde extérieur, il faut commencer par le pratiquer en soi. Calmer notre esprit vagabond, que les anciens comparaient à un singe turbulent. Trouver la paix et le silence intérieurs. Abandonner nos désirs et nos peurs. Cesser de concocter toutes sortes de plans et de projets futiles, et arrêter de gaspiller notre énergie à les réaliser… Alors, dans le vide de la non-action, nous commencerons à entrevoir le bonheur !
Ce texte est un chapitre du Guide du bonheur pour le troisième millénaire, de Pierre Wittmann.